17- Résistance

Publié le 17 Avril 2013

Abrahel avait passé l’épreuve de la salade d’endives sans grande difficulté. Elle avait su éviter le petit piège tendu involontairement par mon père lorsqu’il lui avait proposé un verre de vin.

- Non merci, avait-elle répondu. Je ne bois jamais d’alcool.

Mon père avait alors décroché de la conversation, conscient de la tournure ennuyeuse qu’allait prendre le déjeuner. Ma mère était en pilotage automatique, elle avait entamé un monologue sur l’éducation des jeunes qui, de nos jours, laissait à désirer. Abrahel n’eut qu’à hocher la tête après certaines phrases clés comme “les jeunes aujourd’hui sont en perte de repère” ou bien “non, l’éducation n’est vraiment plus ce qu’elle était.”

Je crois que nous avions tous conscience que cela n’était qu’un tour de chauffe et que bientôt il nous faudrait passer aux choses sérieuses: la blanquette de veau.

Ma mère lança les hostilités alors que les assiettes n’étaient pas encore toutes servies.

- Dites-moi Abrahel, qu’étudiez-vous? Vous êtes étudiantes, n’est-ce pas? Comme Simon.

- Oui, répondit-elle. En lettres. Je me suis toujours intéressée à la littérature classique.

Ma mère plissa les yeux. Une louche de champignons de Paris à la main, elle flairait la brèche.

- Oui, la littérature classique c’est intéressant... comme passe-temps. Quel avenir professionnel espérez-vous donc en suivant cette voie?

Ça faisait un à zéro. Mais Abrahel ne se laissa pas démonter. Et sa riposte, s’avéra, je dois bien l’avouer fort habile:

- Vous avez raison, cela ne me mènera à aucune grande carrière professionnelle. Vous savez, cela peut paraître vieux-jeu, mais me marier, m’occuper du foyer, c’est à cela que j’aspire. Et je ne considère pas cela comme un manque d’ambition, mais plutôt comme une vocation.

Intérieurement, je jubilais. Cela faisait un partout. Mon père était consterné, il vida son verre de vin et s’en servi un autre sous un regard réprobateur de la part de ma mère. A l’autre bout de la table, voyant que personne ne s’intéressait à lui, Jérôme s’était mis à jouer avec ses morceaux de viande: il construisait une sorte de pyramide sans son assiette.

- Un vocation, vous avez tout à fait raison, concéda ma mère. Vous avez la tête sur les épaules...

Elle soupira. J’interprétai ce signe comme un changement de stratégie. Elle reprit:

- Vous faites preuve d’une grande maturité. Je me demande ce que vous pouvez trouver à mon Simon, un rêveur. J’ai pourtant essayé de l’éduquer du mieux que je pouvais, mais, sans vouloir vous faire de peine, je crois qu’il n’arrivera jamais à rien dans sa vie.

Ce fut presque imperceptible, mais je crus voir une petite lueur s’allumer dans les yeux d’Abrahel.

- Vraiment? fit-elle.

Elle temporisait, c’était clair.

- Oui, continua ma mère, ravie. Il ne pense qu’à s’amuser... Mais ce n’est pas cela la vie. Mais ça, le comprendra-t-il un jour?

Abrahel lui adressa un sourire crispé.

- Je crois que vous le sous-estimez. Il a de grandes ambitions... Et qui pourrait le blâmer de prendre un peu de plaisir dans la vie?

La situation était assez déconcertante. J’étais le sujet principal de la discussion et pourtant, j’étais totalement exclu de la conversation.

- Un peu de plaisir... fit ma mère en secouant la tête. Pensez-vous vraiment que l’on puisse se le permettre? Il ne faudrait pas que Simon ait une mauvaise influence sur vous...

- Que voulez-vous dire?

Abrahel était en train de perdre le ton docile qu’elle utilisait depuis son arrivée. Je lui lançai un regard censé signifier: il faut que tu te ressaisisses! Elle ne le vit pas.

- Simon n’a strictement aucune volonté. La tentation... c’est l’oeuvre du démon, n’est-ce pas? La bible nous enseigne qu’il faut y résister et Simon en est incapable. Et pourtant le démon est partout...

Ma mère marqua un temps d’arrêt assez théâtral avant d’asséner:

- Cette attitude est indigne.

Abrahel serra la mâchoire. Je ne comprenais pas son attitude. Au plus profond de moi, je la suppliai de calmer le jeu. Il semblerait qu’elle ne m’entendit pas, car elle attrapa son verre et le tendit à mon père en disant:

- Michel, je crois que je vais prendre un peu de vin tout compte fait.

 

Rédigé par Béranger Jouvelle

Publié dans #livre 1

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