20- La première étape

Publié le 28 Avril 2013

Lorsqu'Abrahel réapparut dans ma chambre, je fus pris d'une curieuse envie de mettre fin à ses jours. Néanmoins, je n’en fis rien. D’une part parce que j’ignorais comment attenter à la vie d’un démon (si toutefois c’était possible) et d’autre part, cela ne me parut pas être un choix pertinent puisque nos existences étaient liées l'une à l'autre, et ce jusqu'à ma mort (c'est à dire la prochaine fois que mon chemin croiserait celui de ma mère). Je me contentai donc de lui décocher une réflexion acerbe:

- Tu pourrais m'expliquer ce que tu as foutu exactement?

- Je t'ai rendu service, me répondit-elle.

Il fallait se rendre à l'évidence, je n'avais aucune chance à ce petit jeu-là, son sens de la repartie étant bien supérieur au mien. Je tentai néanmoins de reprendre le dessus:

- Écoute, la prochaine fois que tu veux me rendre service, essaye de m'en parler avant. On pourra peut-être éviter une autre catastrophe...

- Quel manque de reconnaissance!

- Reconnaissance de quoi? De se retrouver à la rue? Quel pied!

- Allez, perds pas de temps à grogner, fais ta valise. Tu me remercieras plus tard...

- Ma valise, mais pour aller où?

Elle soupira. Elle s'assit sur le rebord de mon lit et me fit signe de m'installer à côté d'elle. Je refusai; elle insista; j'acceptai à contrecœur.

- Bon, me dit-elle. Hier je t'ai dit que nous devrions procéder par étape. Eh bien, voici la première étape.

- Se retrouver à la rue, c'est ça la première étape? Et l'objectif final, c'est quoi? De finir clochard?

- Arrête de faire la pleurnicheuse, ça devient chiant à la fin. Nous allons te trouver un repaire qui soit digne d’un Seigneur des Ténèbres. Bon, il est possible que cela ne se fasse pas immédiatement, mais en attendant on va se faire dépanner quelques jours. Tu as bien des amis, non?

Bien entendu que j’avais des amis. Néanmoins, tout ce que je fus en mesure de répondre fut:

- Euh...

Car la situation était en réalité un peu plus complexe.

- Comment ça “euh”? rétorqua-t-elle. Tu as des amis, j’en ai vu sur ton compte facebook!

- Oui, j’ai des amis. Des amis très proches même, pour certains. Mais le truc, c’est qu’ils ne sont pas forcément en mesure de nous accueillir...

- Comment ça? me demanda-t-elle d’une voix fatiguée.

- Ils n’habitent pas forcément tout près d’ici... Et, je ne sais pas non plus forcément où ils habitent.

Je crus discerner une certaine perplexité sur le visage d’Abrahel.

- Attends, tu es en train de me dire que tu considères comme “amis” des gens que tu n’as jamais rencontré!

Je savais que ce concept serait pour elle difficile à appréhender. Mais je tentais quand même:

- Oui, j’ai même tissé des liens très forts avec certains d’entre eux. Notamment, une fille que j’ai rencontré sur le forum français des adorateurs de Satan: Vanessa...

- Quel prénom de merde! commenta Abrahel.

Je trouvais cette remarque plutôt déplacée:

- C’est vrai que ça vaut pas Abrahel, hein? La soeur d’Abraham, le patriarche...

- Arrête avec ça, soupira-t-elle. J’ai tout inventé...

- Sans déconner? Tu devrais plutôt la remercier, car sans Vanessa tu ne serais peut-être pas là. C’est elle qui m’a fourni les baies de genévrier que j’ai utilisé pour l’invocation.

- Super! C’est vrai que grâce à elle, je vis de grands moments depuis mon arrivée... Enfin, je pourrais peut-être la remercier si elle nous hébergeait quelques jours.

- Oui, mais je ne sais pas où elle habite, admis-je. Et puis, ça fait plusieurs jours qu’elle ne répond plus à mes messages...

Elle se leva de mon lit grognant et alla fouiller du côté de mon imprimante. Elle attrapa une feuille sur laquelle une sorte de listing était imprimé. Elle avait du l’éditer la veille pendant que j’étais à la fac.

- Passe-moi ton téléphone, ordonna-t-elle.

J'obtempérai. Je lui tendis mon vieux Nokia en me demandant bien ce qu’elle comptait en faire.

- J’imagine que tu as beaucoup de forfait, fit-elle en attrapant le téléphone, vu que tu n’as pas d’ami à appeler.

Je ne pris pas la peine de répondre. D’autant que c’était un peu vrai.

A cet instant, alors que je regardais Abrahel debout devant moi dans son acoutrement mi-BCBG mi-SM, mon portable dans une main, son étrange liste dans l’autre, je fus frappé par une sorte d’éclair de lucidité.

- Tu l’as fait exprès n’est-ce pas? Toute cette mascarade avec ma mère, ta tenue, tout ça... C’était prémédité. Tu voulais qu’elle me vire de la maison...

Elle leva les yeux dans ma direction, et me répéta d’une voix déterminée:

- Fais ta valise.

Après quoi elle disparut. Au sens littéral du terme.


 

Rédigé par Béranger Jouvelle

Publié dans #livre 1

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